Anatole Danto, éco-anthropologue, Université de Tartu & CREE, Inalco
Publié en 2020 dans la revue Dynamiques Environnementales (n°42 dédié à l’environnement estonien), cet article d’Anatole Danto explore les interactions complexes entre les communautés insulaires et leur environnement dans les îles de Kihnu, Manilaid et Ruhnu, et les pratiques culturelles et économiques qui en découlent. Ce riche patrimoine à la fois culturel et naturel a été inscrit en 2008 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO.
Les îles de Kihnu, Manilaid et Ruhnu, situées dans le Golfe de Riga, présentent des caractéristiques géographiques et écologiques uniques, façonnées par des dunes, des roselières, et des forêts de conifères et de bouleaux. Les communautés insulaires y ont développé des pratiques et connaissances vivrières très spécifiques, à l’origine d’une identité culturelle locale forte.
Les communautés côtières de ces trois îles ont toujours pratiqué une poly-activité vivrière axée sur la proximité avec l’environnement côtier et marin. Elles ont développé une importante activité halieutique autour de la pêche et de la chasse aux mammifères marins. Activité de subsistance principale, la pêche se pratique de façon très variée selon les saisons et les conditions météorologiques. En hiver, la pêche sous la glace est courante, tandis qu'en été, les pêcheurs utilisent des filets maillants et des verveux. La chasse au phoque, véritable marqueur identitaire pour ces communautés, est également toujours pratiquée, bien qu’à plus petite échelle, conformément à la réglementation en vigueur depuis 2015 en Estonie.
Les activités halieutiques sont complétées par des pratiques agricoles et forestières. Les habitants cultivent de petites parcelles de terre, utilisent les ressources forestières pour la cueillette de baies et de champignons, et exploitent les roselières pour la construction et l'artisanat. Les femmes jouent un rôle central dans ces activités, assurant la transmission des savoirs traditionnels et participant activement à la gestion des îles.
Cet ensemble d’usages relève d’une catégorie bien spécifique du patrimoine culturel immatériel, celle des « connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers » qui influence à la fois les croyances, les rituels, les représentations symboliques et les pratiques artisanales locales. Anatole Danto observe en effet l’existence d’une cosmogonie propre à ces îles, issue du rapport des communautés à l’environnement côtier et marin. Les représentations religieuses (exvoto, peintures murales, fresques, tableaux) et d’art naïf, très développé localement, font la part belle aux non-humains, animaux, notamment poissons, phoques et oiseaux, comme végétaux. Cette cosmogonie percole dans les dialectes des îles : à Kihnu, le substantif « nature » est inexistant et les insulaires emploient les termes « cour », « jardin », « extérieur » (hoov, õu, etc.) pour désigner ce qui est en dehors de la maison.
Cette cosmogonie a été le socle du processus de patrimonialisation, puisqu’elle a permis d’associer l’espace culturel de Kihnu à cinq catégories du patrimoine immatériel de l’UNESCO : « savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel », « arts du spectacle », « pratiques sociales, rituels et événements festifs » et « traditions et expressions orales ». Cette reconnaissance internationale a encouragé des initiatives locales pour préserver et promouvoir le patrimoine insulaire, parmi lesquelles la création du musée de Kihnu et de l'espace culturel de Manilaid. Leurs collections sont reconnues à l’échelle nationale, et leur muséographie expose tant les patrimoines matériels qu’immatériels.
Cependant, ce patrimoine fait face à plusieurs menaces, à la fois socio-économiques, politiques et environnementales. La globalisation a conduit à une diminution de la population insulaire, à une perte de certaines pratiques traditionnelles et à une dépendance accrue au tourisme, accroissant les défis en termes de gestion des ressources et de préservation de l'authenticité culturelle. En outre, les savoirs écologiques traditionnels sont peu pris en compte dans les réglementations environnementales nationales, ce qui peut compliquer la gestion durable de ces écosystèmes fragiles. Par exemple, la chasse au phoque, interdite en Estonie depuis les années 1970 suite à la création de la Commission d’Helsinki pour la mer Baltique, a été réautorisée en 2015 grâce à la mobilisation des communautés insulaires qui voyaient les phoques se multiplier. Aujourd’hui, la chasse aux phoques est de nouveau pratiquée, mais les quelques prises restent bien en dessous des quotas établis.
Cet article illustre ainsi la façon dont la reconnaissance et la valorisation du patrimoine culturel et naturel permettent non seulement de maintenir la diversité culturelle et écologique, mais aussi de soutenir des modes de vie durables et résilients. Les modes de gouvernance du patrimoine insulaire estonien sont soutenables, et encouragent la participation de l’ensemble du collectif constituant chacune des communautés. Grâce à eux, l’adaptation aux changements affectant ces îles peut se faire de façon plus sereine qu’ailleurs, même si les défis restent grands.
Synthèse proposée par l'équipe LaCAS et validée par l'auteur.
Article complet
Cet article a pour but d'examiner les relations entre l'homme et la nature dans les contextes côtiers et insulaires, à partir d'enquêtes ethnographiques de terrain menées au cours des quatre dernières années sur les îles de Kihnu, Manilaid et Ruhnu …