Hélène Claudot-Hawad, anthropologue et linguiste, CNRS
Dans cet article paru en 2011 dans la revue Studi Africanistici, Quaderni di Studi Berberi e Libico-berberi (nº1), Hélène Claudot-Hawad explore la conception du bonheur dans la culture touarègue à travers une approche linguistique, philosophique et poétique. En examinant le rapport des Touaregs à leur environnement désertique et à la mobilité, l’autrice met en lumière une vision unique du bonheur, profondément enracinée dans la relation entre l’Homme et la Nature.
Dans la culture touarègue, le nomadisme n’est pas seulement un mode de vie, mais une véritable philosophie du mouvement. Le bonheur y est perçu comme un processus évolutif, en constante transformation. La langue touarègue possède par exemple plusieurs termes pour désigner le bonheur : tamanDit exprime l’idée d’un équilibre entre pôles opposés, tandis que tafliwesa évoque un état d’harmonie mentale, indépendamment de la prospérité matérielle. Le bonheur, dans cette culture, est donc associé à un équilibre entre soi et le monde, un état qui se manifeste à travers des métaphores liées à la nature. L’autrice met en avant l’analogie entre le bonheur et le cycle des saisons : la pluie symbolise la renaissance, et le terme éfliwes, qui décrit l’ouverture des feuilles au printemps, est utilisé pour exprimer l’idée de déploiement et d’épanouissement.
La Nature elle-même est un déclencheur de bonheur. Le paysage désertique, avec ses horizons infinis et ses montagnes protectrices, inspire un sentiment de liberté et de sécurité. La pluie, qui fait renaître la verdure, est également une source de bonheur, car elle symbolise la régénération et la fertilité dans un environnement aride. Les paysages nocturnes sous la pleine lune, où les formes semblent irréelles et légères, sont également associés à l’idée de bonheur, car ils évoquent un monde où les frontières entre les éléments sont estompées.
Le bonheur est également lié à certains événements ou éléments spécifiques. La poésie, la musique, les fêtes, ou encore les prouesses équestres sont autant de catalyseurs de bonheur dans la culture touarègue. Les manifestations esthétiques et harmonieuses, comme le galop ralenti d’un cheval ou la danse élégante d’une femme, créent un état de joie qui affranchit l’individu des contraintes du temps et de l’espace.
Enfin, selon la conception touarègue, l’âme doit être préparée pour recevoir le bonheur. Cela passe par un processus de purification et de transformation, semblable au tannage du cuir, où la matière brute devient souple et prête à réagir aux stimuli extérieurs. Une âme « polie » est capable de refléter le bonheur, tout comme un miroir lisse reflète la lumière.
Hélène Claudot-Hawad souligne que cette conception traditionnelle du bonheur est mise à mal par les réalités modernes. La culture touarègue, fondée sur la mobilité et l’harmonie avec la nature, a été marginalisée par les États modernes qui se partagent leur territoire depuis les années 1960 (Algérie, Libye, Mali, Niger). L’exploitation des ressources minières, comme le pétrole, le gaz et l’uranium, a détruit l’environnement naturel des Touaregs, réduisant leur liberté de circulation et leur lien avec la terre de leurs ancêtres.
L’autrice déplore la destruction des repères culturels et sociaux qui formaient la base de l’équilibre et du bonheur dans la société touarègue. Les paysages familiers, les arbres, les montagnes et les sentiers sont défigurés par l’urbanisation rapide et l’exploitation industrielle. Cette perte de repères a un impact profond sur la communauté touarègue qui voit son mode de vie menacé et son imaginaire de la régénération sapé par la modernité.
L’article évoque également la transformation des élites touarègues qui semblent désormais plus orientées vers l’accumulation de richesses matérielles et la consommation à l’occidentale. Cela contraste fortement avec les valeurs traditionnelles d’ascétisme et de redistribution, qui étaient considérées comme essentielles au bonheur. Dans le passé, la sobriété dans la vie matérielle et l’élégance discrète étaient les signes d’une personne de qualité, tandis que la gloutonnerie et l’avarice étaient méprisées. Aujourd’hui, ces valeurs sont mises à l’épreuve par les aspirations modernes à la richesse individuelle, mais les Touaregs continuent de résister à la dépossession et à la rupture avec la Nature à travers leur imaginaire, en puisant dans leur philosophie ancienne.
L’article conclut en rappelant que le bonheur, tel qu’il est conçu par les Touaregs, n’est pas un bien individuel, mais un bien collectif, partagé entre tous les membres de la communauté. Le bonheur est une action qui assure l’harmonie et le bien-être de tous, dans une logique de solidarité et de redistribution. Ce modèle de bonheur, profondément enraciné dans la relation avec la Nature, offre une alternative précieuse face aux crises écologiques et sociales que traversent les sociétés contemporaines.
Synthèses proposée par l'équipe LaCAS.
Article complet
Chez les Touaregs, le bonheur est imaginé comme un mouvement éolien. Il se diffuse sans heurt, délestant le corps et l'âme des charges qui les accablent. Cet état d'apesanteur est également figuré comme un galop au ralenti, se déployant…