Sébastien Darbon, ethnologue, CNRS
Terrain de rugby d'un village fidjien © Christopher
Cet article, publié en 2003 dans la revue Études rurales (n° 165-166), s’intéresse à la diversité des formes d’implantation des disciplines sportives d’un pays à l’autre, dans un contexte marqué par la diffusion du phénomène sportif à l’échelle planétaire. Sébastien Darbon prend pour terrain d’étude l’archipel des Fidji, où l’on constate un partage ethnique très affirmé des pratiques sportives : alors que la population autochtone mélanésienne manifeste un engouement remarquable pour le rugby, la communauté indo-fidjienne (environ 43% de la population totale) semble porter son dévolu de manière quasi-exclusive sur le football.
Situé au cœur de l’Océanie, l’archipel des Fidji est marqué par une grande diversité ethnique et culturelle. Actuellement, la population fidjienne se partage à peu près équitablement entre Fidjiens et Indo-Fidjiens.
Les origines de la communauté indo-fidjienne remontent au XIXe siècle, avec l'arrivée de travailleurs sous contrat britannique en provenance de l'Inde. Ces migrants ont été principalement engagés pour travailler dans les plantations de canne à sucre, se traduisant par une forme de repli communautaire. Les formes de ségrégation aussi bien raciales que sociales et économiques, instaurées par le pouvoir colonial, ont profondément divisé les communautés fidjiennes et indo-fidjiennes, y compris dans le domaine sportif.
Au début du XXe siècle, les colons britanniques et les missionnaires implantent aux îles Fidji les pratiques sportives dont ils sont les inventeurs : le cricket, le tennis, la voile, le golf, le football et la natation, etc. C’est pourtant le rugby qui va être massivement adopté par les autochtones, au point d’évincer leurs pratiques sportives traditionnelles. Les Fidjiens autochtones font rapidement du rugby une forme d'expression culturelle et communautaire, qu’ils perçoivent comme une extension des traditions guerrières et des compétitions tribales ancestrales. Le rugby s’enracine de fait dans l’identité culturelle autochtone : les cérémonies, chants, et danses qui accompagnent les matchs sont autant de manifestations culturelles qui renforcent ce lien.
À l’inverse, les Indo-Fidjiens s’approprient massivement le football. Cet engouement semble faire écho à celui manifesté en Inde, où le football est le deuxième sport dominant, derrière le cricket. De plus, les barrières socio-économiques héritées de l'histoire coloniale restent d’actualité. Les Indo-Fidjiens, historiquement marginalisés, ont souvent eu à cœur de dépasser leur statut socio-économique, misant pour cela davantage sur l'éducation et les affaires que sur les activités sportives. Cette recherche de stabilité économique n’a pas été propice à ce que les Indo-Fidjiens s’intéressent au rugby, qu’ils ont plutôt perçu au prisme de l’investissement que sa pratique pouvait impliquer en termes de temps et de ressources.
Outre ces raisons, Sébastien Darbon interroge l’étonnante absence du rugby dans un pays aussi fortement marqué par la culture britannique, en évoquant le système des castes. En effet, le rugby est un sport de combat collectif fondé sur le contact étroit entre les corps, que ce soit lors des plaquages, du dispositif de la touche ou des mêlées. Comment un tel dispositif pourrait-il s’accommoder d’une culture interdisant tout contact corporel entre membres de castes différentes ? Par-delà les influences et interférences de la colonisation anglaise et du processus contemporain de la mondialisation, le système des castes en Inde et ses principes restent aujourd’hui encore très prégnants.
Sébastien Darbon questionne à ce propos un consensus selon lequel le système des castes aux îles Fidji n’aurait pas survécu à la migration des premiers travailleurs indo-fidjiens dans l’archipel : la promiscuité lors du voyage et les conditions difficiles dans les campements auraient profondément marqué leurs conceptions traditionnelles en matière de séparation, de division du travail et de hiérarchie. S’appuyant sur ses travaux de terrain, l’auteur démontre qu’au contraire, ces principes fondamentaux continuent d’opérer au sein de la communauté indo-fidjienne.
Tant la ségrégation historique entre les communautés fidjienne et indo-fidjienne, que leurs les différences culturelles, et leurs priorités économiques respectives semblent à même d’expliquer la faible participation des Indo-Fidjiens au rugby. Après avoir illustré ce lien étroit entre sport et ethnicité, Sébastien Darbon en conclut à la nécessité de créer un environnement permettant à toutes les communautés aux Fidji de se sentir considérées et représentées dans le sport national.
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